Requiem pour un bâtonnier assassiné

Requiem pour un bâtonnier assassiné

À l’initiative du conseil de l’ordre des avocats de Port-au-Prince, une messe de requiem a été chantée dans la matinée du vendredi 18 septembre 2020 à la mémoire du bâtonnier de l’ordre Me Monferrier Dorval, assassiné le vendredi 28 août 2020. La veille, la famille avait organisé en sa mémoire des funérailles en toute intimité. Dans l’après-midi, une cérémonie d’hommage avait été organisée par son barreau. En ce même jour, conformément à la résolution de la Fédération des barreaux d’Haïti, des cérémonies du même genre se tenaient dans les 17 autres juridictions d’Haïti. Cette cérémonie religieuse, qui s’est tenue en l’église St-Pierre, a été émaillée de discours, les uns plus virulents que les autres, réclamant justice pour le feu bâtonnier. Comme le dit monseigneur Pierre André Dumas, dans son homélie, «S’il n’y a pas de justice pour le bâtonnier de l’ordre des avocats, il n’y en aura pour personne». 

Publié le 2020-09-18 | Le Nouvelliste

Très tôt le vendredi 18 septembre, les abords de l’église St-Pierre où doit se dérouler la messe de requiem sont interdits à la circulation. Des policiers quadrillent tout le pâté de maison pour assurer la sécurité des lieux. Dès 8 heures, les avocats, en toge, sont déjà sous le perron de l’église. Ils sont nombreux à avoir fait le déplacement pour cette cérémonie qui débute après la rentrée solennelle des membres du conseil de l’ordre. 

Vêtus de leur toge, munis de rabat et d’épitoge avec hermine de couleur mauve et tenant le bâton de St-Nicolas, les conseillers de l’ordre et les anciens bâtonniers, rentrent à l’église, à la file indienne, précédés du président de la Fédération des barreaux d’Haïti, Me Jacques Letang, qui lui, est suivi de la bâtonnière a.i. Me Marie Suzy Legros. Les deux rangées de bancs situées à gauche de l’autel, réservées aux avocats, sont remplies. 

Comme hier lors des funérailles privées préparées par la famille, très peu de personnalités politiques, qu’elles soient du pouvoir ou de l’opposition, ou de membres de la société civile sont remarquées. La plupart de ceux qui sont là font partie de la grande famille du droit en Haïti. On parle par exemple de Me André Michel membre de l’ordre, et de l’ancien Premier ministre, le notaire Jean-Henry Céant, de l’ancien sénateur Youri Latortue, qui est aussi juriste. Pour lui, dire un dernier au revoir à Me Dorval est un devoir. Ne sont donc présents que les défenseurs de la veuve et de l’orphelin, quelques étudiants qu’il avait passé son temps à former, des représentants d’universités et de facultés de droit où il avait enseigné, et quelques membres de sa famille qui l’ont vu dresser ce parcours exemplaire depuis sa naissance à Grande-Saline un 10 juin 1956. Le Dr Stéphane Michel de la structure Nou pap dòmi est aussi dans l’assistance. De fait, Me Monferrier Dorval, cet homme de loi à qui tous les superlatifs semblent convenir tant il force respect et admiration pour sa grande intelligence, part en compagnie des siens. Ses avocats et étudiants qui réclament justice haut et fort. Pas de fanfares. Pas de funérailles nationales ou officielles. Rien que des hommes et des femmes qui espèrent que sa mort ne sera pas vaine. Aujourd’hui, on ne pleure pas… mais la frustration, le mécontentement, la colère, la réprobation face à cet assassinat emplissent l’espace. 

Après la rentrée solennelle du conseil de l’ordre et du président de la FBH, se tient la cérémonie de remise de grade de commandeur décerné à titre posthume au bâtonnier Monferrier Dorval. Lecture du procès-verbal de la résolution du conseil décernant le grade et de l’agrément de l’assemblée générale est donnée, tandis qu’un membre de la famille Dorval, Fedler Athis, neveu du feu bâtonnier, gravit les marches de l’autel pour recevoir la distinction.

Me Paul Rachel Cadet, conseiller de l’ordre faisant office de MC pour l’occasion, introduit à l’assistance le recteur de l’Université d’État d’Haïti (UEH), Fritz Deshommes. Dans ses propos de circonstance, ce dernier énumère toute une série de décisions prises au sein de l’UEH pour honorer la mémoire de l’éminent juriste et professeur d’université et inscrire ses rêves et sa vision dans l’éternité. Le recteur annonce certains projets qui étaient chers au feu bâtonnier, dont la poursuite des travaux autour de la réforme de l’enseignement du droit en Haïti, la restructuration des écoles de droit de Jacmel et des Gonaïves, la mise en place de deux programmes de master. Un prix, le prix d’excellence Monferrier Dorval, est aussi créé pour récompenser les meilleurs travaux de mémoire en science juridique produits par les étudiants de l’université. 

La valse des discours annoncés s’interrompt un instant pour faire place à la messe célébrée par monseigneur Pierre André Dumas, évêque de l’Anse-à-veau et de Miragoâne. L’homme de Dieu ne mâche pas ses mots. Son sermon électrise et soulève l’assistance. Son intervention est ponctuée de moments forts qui recueillent des ovations debout de la part des avocats qui crient à l’unisson Justice pour le bâtonnier Dorval. «Nous constatons Seigneur qu’il y a trop de morts gratuits dans notre pays, trop de victimes innocentes, trop de crimes odieux, trop d’abominations sauvages et de destructions absurdes, et cela fait trop longtemps que cela dure. Il est temps, comme aurait dit Jean Dominique, que cela cesse. Pour que ce peuple ait la vie», lance monseigneur Dumas, avant de demander à Dieu combien de morts l’on doit encore compter avant que ne se ferme ce robinet de sang. Un peu plus tard, il dira après avoir présenté le parcours de Me Dorval : «Il est donc le premier bâtonnier en fonction à être assassiné. Cela veut dire que nous vivons un moment historique. Haïti a connu la dictature, les régimes militaires et toutes sortes de régimes, mais c’est la première fois qu’on assassine un bâtonnier en fonction. Cela veut dire qu’il règne un désordre total dans ce pays. Nous ne devons pas accepter ce qui s’est passé. Et nous ne devons pas permettre que cela se reproduise. Nous devons déployer tous les efforts pour que nous disions que désormais, c’en est assez. Ce à quoi les avocats crient en choeur « Justice pour le Bâtonnier »

Puis poursuivant son homélie, monseigneur Dumas exhorte, «dans un pays qui n’est ni dirigé ni gouverné et où l’on ne sait pas où l’on va, il nous faut remettre le pays sur les rails. C’est notre défi aujourd’hui». Pour lui, l’Église doit rester aux côtés de la justice, pour défendre les principes d’une société plus juste, plus équitable et plus vertueuse. «L’Église demande d’arrêter le robinet de sang qui inonde et arrose notre cité, la conduisant vers l’abîme du néant. Legliz mande pou fèmen wobinèt san an e tout moun dwe kanpe pou fè sa», martèle-t-il. “Nous en avons assez des parodies de justice. Nous en avons assez de cette série noire de chroniques de morts annoncées, nous en avons assez de toutes ces victimes innocentes. Mais nous savons que la Cour pénale internationale prépare ses dossiers pour appeler ces gens devant la justice.»

«L’Église demande à tous ses enfants, croyants et non croyants, de se mettre du côté du droit et de la justice. De se mobiliser pour exiger que la mémoire de Me Dorval ne soit en rien profanée, et que l’on puisse appliquer correctement toutes les procédures normales pour une justice équitable pour tous. Car, s’il n’y a pas de justice pour le bâtonnier de l’ordre des avocats, il n’y en aura pour personne», poursui-t-il.  

Après cette vibrante homélie, l’assistance est galvanisée. Cette cérémonie liturgique se prolonge jusqu’à sa fin, perturbée de temps à autre par quelques cris de revendications. Des cris de colère. À mesure que le temps passait, la tension montait. Dehors, avocats, militants et étudiants trépignent d’impatience pour crier leur ras-le-bol face à ce crime de trop. Sitôt la cérémonie liturgique terminée, l’on procède à la remise d’une réplique du Bâton de St-Nicolas à Fedler Athis, le neveu de Me Dorval. Dans ses brefs propos, il affirme que la famille Dorval n’a que deux voeux: d’une part que la mémoire et les rêves de Me Dorval ne soient pas souillés d’autre part, que justice soit rendue à Me Dorval, à sa famille, à Haïti et au monde entier.

Puis, c’est le tour de Me Bernard Gousse de prendre la parole. Le doyen de la faculté de droit de l’Université Quisqueya, après avoir dans son discours esquissé le portrait de Me Dorval, un ami qu’il a connu au cours de sa formation doctorale en France, se fait tantôt poignant, tantôt incisif. Ses mots ne laissent guère indifférent. «À l’exemple de Me Dorval, pour continuer Me Dorval et défier ceux qui croyaient le faire taire, n’ayons pas peur ! N’ayez pas peur ! N’ayez pas peur d’être vrais ! N’ayez pas peur de défendre la justice ! N’ayez pas peur de déplaire ! N’ayons pas peur ! Yo pa gen bal pou nou tout !», lance l’ex-ministre de la Justice de la République, avant d’ajouter que « la mort du bâtonnier Dorval est un immense gâchis. Dans un pays où les compétences sont si rares, il est douloureux de voir détruite une sommité de notre droit qui s’est bâtie à la seule force de son travail, valeur qu’il plaçait au-dessus de toute autre. L’assassinat du professeur Dorval lance un message lugubre à la société tout entière. Il s’agit d’un assaut contre le savoir, d’un complot ourdi contre les millions de parents qui suent le sang pour ouvrir une petite porte du succès à leurs enfants. Construire ce pays est impossible s’il est un panier avec lequel on essaie de puiser de l’eau. L’eau s’écoule immanquablement symbolisée par le sens du bien commun qu’on évacue, par la jeunesse qui vote avec ses pieds en s’exilant, par les compétences qu’on assassine. Et il reste dans le panier un fatras d’égoïsme, de cupidité, de vulgarité et d’ignorance.»

“J’en appelle donc à un complot contre la sûreté de l’État, un complot contre la sûreté d’un État incompétent, un complot contre la sûreté d’un État indifférent à la souffrance de la population, un complot qui barre la route aux brasseurs d’argent et de reins, un complot qui promeut le travail, l’intégrité, la dignité, la compétence. Sinon, comme le disait Manuel : « Nous mourrons tous ! », conclut Me Gousse avant de dire au revoir au bâtonnier Dorval, cet ami avec il partageait cette même passion du droit. 

Puis, ce fut le tour de l’ex-bâtonnier Stanley Gaston, et actuel président de la CIB, de donner lecture du discours du secrétaire général de la CIB, le bâtonnier Bernard Vatier, qui n’a pu faire le déplacement en la circonstance. «La CIB perd un hérault, et moi, je perds un ami. On a osé s’attaquer à un avocat. On a osé s’attaquer à un bâtonnier. On a osé s’attaquer à celui qui s’est investi pour servir la démocratie, la justice et les droits de l’homme. Nous, avocats, membres de la Conférence internationale des barreaux de tradition juridique commune, répartis dans 47 pays à travers le monde, sommes les témoins de l’action du bâtonnier Monferrier Dorval et voulons dire publiquement notre peine et notre indignation», retient-on dans le message de la CIB.

Pour sa part, Me Stanley Gaston avancera : «Préparez-vous à un combat de longue haleine. Dès la semaine prochaine, plusieurs barreaux du monde se porteront partie civile aux côtés de l’ordre des avocats de Port-au-Prince et de la Fédération des barreaux d’Haïti. Justice pour le bâtonnier Dorval», crie l’avocat à qui le bâtonnier Monferrier Dorval a succédé en se faisant élire à la tête du conseil de l’ordre des avocats de Port-au-Prince le 6 février 2020.  Les mots du président de la Fédération des barreaux d’Haïti vont dans le même sens. «Nous ne pouvons perdre l’espoir en des jours meilleurs. Comme le bâtonnier nous le rappelait encore le matin de son exécution, nous devons porter cette fierté d’être haïtien. Il nous faut porter ce combat pour la justice en hommage à cet homme qui nous a laissé son sens du devoir en héritage. Chaque avocat, chaque avocate doit se sentir investi dans ce combat pour les droits et la dignité. Non à l’insécurité. Oui à la justice».

Il est midi, l’ambiance est chauffée à blanc. À l’entrée même de l’église se tiennent les manifestants qui réclament justice pour le bâtonnier. Quelques-uns ont investi l’enceinte même de l’église. Leurs chants et leurs revendications couvrent presque les discours. De la bâtonnière a.i., Me Marie Suzy Legros, qui prend aussi la parole, on retient l’essentiel : «La bataille ne fait que commencer». D’ailleurs, les avocats de l’ordre sont convoqués à l’extraordinaire le mardi 21 août 2020 pour une assemblée générale qui se tiendra au local de la Cour de cassation, au Champ de Mars, a-t-elle annoncé. 

Pendant ce temps, dehors, les bruits de protestations grondent. La police est au garde-à-vous. Certains quittent l’espace tandis que retentissent les mots de remerciement de Me Paul Rachel Cadet les membres du conseil de l’ordre saluent les proches de la famille Dorval assis aux premiers rangs à droite de l’autel. À l’extérieur, quelques avocats et militants tentent de prendre la route menant à Pèlerin 5 dans le dessein de déposer une gerbe de fleurs sur les lieux de l’assassinat du bâtonnier Monferrier Dorval. Mais ceci n’aura pas lieu. Ces velléités s’évaporent à mesure que le gaz lacrymogène lancé par les policiers emplit l’air.

Winnie Hugot Gabriel Duvil
SOCIÉTÉ